Pour faire face à la disette d’eau potable à laquelle est confronté le pays, le ministre de l’Agriculture et des ressources hydrauliques du gouvernement Chahed, Samir Taïeb, aurait dû se tenir au pouvoir incantatoire de la prière de la pluie (Salat el Istisqâa)  plutôt que de dilapider 200 millions de dinars dans des solutions de bricolage, comme les unités mobiles de dessalement des eaux non conventionnelles. Lui qui a proclamé ne pas être le ministre des mesures ponctuelles mais celui des réformes structurelles s’est rabattu à la première occasion sur l’habituel replâtrage dont souffre le secteur vital de l’eau.

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Certes, il est de notoriété publique que la Tunisie est un pays qui vit sous le couperet de la pénurie hydrique et qu’une stratégie pour rationaliser la gestion de cette précieuse ressource est pressante. Toutefois, la baisse des réserves hydriques mobilisables en 2016 n’a rien d’exceptionnel ; pas assez, du moins, pour justifier des solutions ponctuelles précipitées. Sur le plateau  d’El Hiwar Ettounsi le 5  octobre 2016, le ministre lui-même s’est contredit en déclarant « que le pire est passé, étant donné que le cycle pluviométrique alterne généralement après 3 années de sécheresse, 9 années bonnes et 3 années moyennes (sic)».

Si les inondations récentes et les statistiques météorologiques cumulées de 1900 à 2010 corroborent cette hypothèse, celle d’une inversion de tendance quasi décennale qui ferait espérer un retour imminent à la normalité climatique en 2017 et la fin du régime sec, alors rien ne justifie plus cette démarche de pompiers ; il faudrait, au contraire, déployer une stratégie de moyen et long terme pour aplanir le problème de l’eau en Tunisie.

Pourtant, les solutions d’urgence sont toujours d’actualité et le chef du gouvernement s’est même pavané d’avoir trouvé le bon filon : l’acquisition d’unités mobiles de dessalement des eaux de mer ou eaux saumâtres qui ne sont, en fait, que des installations d’osmose inverse montées sur camion. Tels des pompiers, ces unités convergent en meute vers les foyers de crise pour aller fournir de l’eau potable là où la soif se fait sentir.

Le gouvernement est déjà en train de chercher à lever des fonds supplémentaires dans le budget 2017 pour l’achat de 40 unités, avec un coût de 5 millions de dinars par unité, pour une capacité de production d’eau potable de 2 000 m3 journaliers. Soit une capacité totale quotidienne de 80 000 m3 pour pallier à un déficit hydrique additionnel estimé on ne sait comment par la SONEDE en 2019 à 152 000 m3/jour. Couvrir ce déficit par cette technique souple est une idée alléchante mais elle n’est ni techniquement viable ni financièrement soutenable. En outre, elle ne couvre que la moitié des besoins supplémentaires estimés par cet organisme.

Techniquement, les unités mobiles de dessalement sont conçues pour les urgences humanitaires, les dépannages et les interventions planifiées dans le domaine industriel, et non en appoint d’adduction d’eau potable de régions entières. D’ailleurs, à l’origine, les constructeurs les destinent uniquement à la location en tant que service industriel, vu le besoin intermittent et l’investissement important qu’elles représentent quand une installation fixe n’est pas envisageable. Encore faut-il acheminer l’eau produite par ces unités depuis les rivages marins ou les emplacements des forages vers les stations de pompage ou les réservoirs. Ce n’est pas la fonction de ces unités mobiles, qui ne délivrent l’eau traitée que sur site, là où elles peuvent être raccordées directement au réseau ou aux réservoirs existants.

En plus de l’inadéquation de cet équipement à des applications intensives et continues se pose le problème de la collecte et du transport de l’eau ainsi produite vers les usagers. Pour ce faire, il serait impératif de disposer d’une infrastructure fixe (canalisations, réservoirs, stations de pompage, etc.) entre les points de production et les points de puisage. Cette prétendue urgence dans le choix de ces unités mobiles reste donc tributaire du temps de réalisation de ces infrastructures. Et, au rythme avec lequel avancent les projets publics, il est presque sûr que l’ensemble ne sera opérationnel que lors de la prochaine sécheresse. Soit dans dix ans.

Financièrement, le dessalement de l’eau par osmose inverse étant une activité énergivore, et à moins d’être couplée avec une source d’énergie renouvelable, cette technique constitue un gouffre pécuniaire au niveau de l’exploitation qui se joint au trou budgétaire généré par un tel investissement. Pour des installations fixes similaires à la station de dessalement en cours de construction à Djerba, le coût de dessalement d’un mètre cube d’eau varie, selon le coût de l’énergie, entre 1,100 et 1,800 dinars (0,50 et 0,80 $) pour un prix moyen  de revente de 0,475 dinars !

Pour des installations mobiles en sites isolés, le coût dépasse largement 2,700 dinars (1,20 $), vu les pertes liées à l’économie d’échelle et l’usage direct de motopompes Diesel ou de groupes électrogènes propres à ce type d’unités autonomes. Un calcul arithmétique établit donc que l’Etat devrait débourser quotidiennement, pour produire à plein régime 80 000  m3 d’eau, la bagatelle de 216 000 dinars par jour rien que pour avoir l’eau au pied du camion.

Il faudra aussi comptabiliser les frais financiers que ce projet va occasionner puisque, sur les 200 millions de dinars, seulement 20 millions lui seront alloués dans le budget complémentaire 2016. Pour les 180 millions restants, le ministère de l’Agriculture aura recours comme d’habitude à… l’emprunt.

Le pays, qui n’est pas une monarchie pétrolière, menacé de surcroît par la faillite, ne peut se permettre les saignées financières et les fiascos techniques que le crétinisme gouvernemental ne cesse de produire. D’autant plus que les solutions existent à partir du moment où on s’attelle au problème autrement et honnêtement.

L’erreur stratégique, dans ces choix à coups de millions de dinars, est de croire que le seuil de stress hydrique est une donnée physique qu’il faudrait à tout prix relever comme on le fait pour le seuil de pauvreté, qui est une réalité socio-économique sur laquelle on peut intervenir. Par contre, le fait humain ne peut rien contre cette réalité immuable que la Tunisie, du fait de ses caractéristiques géo-climatiques, ne dispose que  de 460 m3 d’eau  par habitant et par an, alors que le seuil de pénurie hydrique d’un pays est décrété dès lors que ses ressources en eaux mobilisables sont inférieures à 1 000 m3 par habitant et par an.

Pour dépasser ce seuil de pénurie, il faudrait, par un moyen quelconque, pouvoir disposer de 4,8 milliards de m 3 d’eau supplémentaires par an. Ce qui reviendrait à faire la politique de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Mais ce n’est pas une fatalité tant que la demande en eau  ne dépasse les ressources disponibles. Ce n’est pas le cas de la Tunisie, où le tiers de la demande est superflu, sinon fictif.

Ceci est essentiel à prendre en compte, dans la mesure où, au lieu de se focaliser sur la compression de la demande par sa rationalisation, la stratégie de la politique de l’eau cherche désespérément à mettre à disposition de nouvelles ressources non conventionnelles en recourant à des technologies ruineuses et non maîtrisables localement.

Dans des conditions d’aridité plus sévères, les Israéliens, bien que financièrement solides et techniquement à la pointe, se sont orientés vers l’économie drastique de la ressource, passant de 508 m3 par tête et par an en 1967 à seulement 150 m3 en 2012, malgré la pression démographique et l’urbanisation. Cette performance a été rendue possible non par l’acquisition d’unités d’osmose mobiles mais par le recyclage de 82% des eaux usées traitées vers l’agriculture, et surtout par la prévention des fuites dans les réseaux qui ont été ainsi réduites à 10%.

En comparaison, La Tunisie ne recycle pas de quantité significative d’eau et, pour ce qui est des fuites, elle constitue un cas d’école. Pour s’en tenir à l’eau potable produite par la SONEDE, le volume des fuites est un véritable « gisement ». Les chiffres du gaspillage, la demande fictive, sont si effroyables qu’on est en droit de parler d’un crime contre le peuple tunisien.

En 2015, sur 580,9 millions de m 3 d’eau distribués par la SONEDE, seulement 434,8  millions de m 3 ont été effectivement consommés. Les 146 millions de m3 (25%) ont tout simplement « fuité ». Si on considère encore  le volume global produit, soit 646,5 millions de m 3, le chiffre des pertes s’élève incroyablement à 211,7 millions de m3 (33%). De quoi remplir en eau potable à la fois les barrages de Bni M’tir, Kasseb et Joumine !

Selon le rapport annuel de la SONEDE, en 2011, le nombre de fuites dans le réseau a été de 146 243 (!) alors que le nombre de casses (rupture de l’alimentation) a atteint 13 742. Et, depuis, la société ne prend même plus la peine de les comptabiliser.

Le Ministre S. Bettaieb attribue cet état de délabrement à la vétusté des canalisations qui, selon lui, remontent à l’époque coloniale et à quoi il serait impossible, à court ou moyen terme, de remédier. Son argumentation, qui est de la pure mystification, n’est justifiée que par une ignorance réelle des données objectives du secteur, ou par un intérêt à entretenir cet état de dégradation.

La longueur des conduites SONEDE est passée de 22 150 km à 51 902 km entre 1990 et 2015. Plus de 60% du réseau a donc moins de 25 ans d’âge et certains organismes internationaux, depuis l’introduction des canalisations en polymères, ne préconisent le remplacement préventif qu’au-delà de 40 ans, voire 60 ans pour les réseaux principaux vu qu’il ne s’agit pas d’installations « jetables » mais d’infrastructures pérennes comme les ponts et les routes.

Pour obtenir 80 000 m 3/jour d’eau potable (30 millions de m3/an), d’une manière continue et non sporadique, sans avoir recours à ces 40 camions de sapeurs d’une valeur équivalente à 2000 cantines scolaires équipées, il suffit tout simplement d’améliorer le rendement du réseau de 6%. Ce qui  revient à réduire le volume des fuites de 10% sans avoir à déterrer la tuyauterie beylicale et sans injecter des sommes colossales. En plus, il serait stupide d’injecter  des quantités d’eau supplémentaires dans un réseau passoire en suivant le principe « dépenser plus pour avoir moins ».

Considérant que 40 % des fuites sont localisées au niveau du branchement abonné SONEDE (61 000 fuites, chiffres de 2011), l’amélioration du rendement du réseau est du ressort de la petite plomberie et ne nécessite par conséquent que de la main d’œuvre et non des investissements pharaoniques comme on le laisse croire. Arrêter ces milliers de microhémorragies en amont du compteur abonné, ce qui est faisable dans l’immédiat par des moyens rudimentaires, reviendrait à améliorer le rendement des réseaux de 10% à 15% avec une économie conséquente d’eau potable de 50 à 75 millions de m3/an. Deux fois plus que les quantités escomptées avec la solution « mobile » pour un investissement insignifiant correspondant à des frais d’entretien ordinaires.

Il est aberrant que, dans un contexte d’austérité, les décideurs ne réfléchissent pas à des alternatives de rigueur aussi évidentes. La raison est qu’ils tirent leur subsistance des solutions onéreuses qu’ils sont en mesure d’imposer aux non initiés en les faisant passer pour des solutions urgentes et inévitables. Laisser pourrir la situation au point que des ministres profanes ou des députés ignorants, quand ils ne sont pas complices, croient qu’avec 200 millions de dinars il leur serait possible d’éviter des émeutes de la soif ou d’importer de l’eau minérale. Corruption et crétinisme, ce sont les mauvais génies  des « solutions mobiles ».

Si le ministre de l’Agriculture, qui souffre d’insomnies à force de penser aux citoyens qui ont soif, comptait vraiment s’attaquer à l’amélioration des performances de la desserte en eau potable, il faudrait qu’il sache que, depuis les années 1990 du siècle dernier, c’est la sous-traitance privée qui a effectué 99% des extensions réseau et 75% des branchements. Donc que la politique de délégation de service dans le cadre du partenariat public privé est la première responsable de ce crime contre le peuple tunisien. Il incombe désormais à l’Etat de mettre un terme à cette gabegie par la consolidation des services de la SONEDE et de bannir toute velléité de privatisation de notre ressource la plus précieuse.